La naissance du film Private est due
au hasard d’une rencontre. Celle
du documentariste italien Saverio
Costanzo, avec Mohammad, professeur
palestinien. C’est une amie journaliste
qui, en 2003, pousse le réalisateur
à rendre visite chez lui, à Gaza, à cet
homme et à sa famille dont l’histoire a
été relatée par les médias...
Stupeur à l’arrivée devant l’habitation
de Mohammad : entre une colonie et
une base militaire israélienne, ceinte par
un fossé, une étendue déserte d’où émerge
une maison, la façade entièrement revêtue
par un grillage..
Le reste de l’approche prudente n’est
pas moins étrange, après avoir montré à
des soldats pattes blanches et mains vides,
l’Italien découvre que la maison est habitée
au rez-de-chaussée par une famille
palestinienne et au deuxième étage par
des soldats israéliens.
Depuis 1992, cette famille palestinienne
est obligée de cohabiter avec les soldats,
soumise au couvre-feu imposé régulièrement,
confinée par moments dans une
seule pièce : « Personne n’a quitté la
maison. Il n’y a rien autour, car les Israéliens
ont tout détruit pour que rien ne
gêne leur regard » explique-t-on au
cinéaste, qui découvre en même temps
que le cas n’est pas isolé. Ainsi parmi
d’autres, l’immeuble des trois veuves
d’Hébron, lieu symbolique palestinien
avec sa colonie israélienne au centre
ville, “cohabitation” symbolique entre
ces vieilles femmes palestiniennes et de
jeunes soldats israéliens dont une cinéaste
israélienne a fait un documentaire.
La rencontre avec Mohammad, intellectuel
pacifiste, a été un déclic pour
Saverio Costanzo. Tout d’abord passionné
par l’idée d’un documentaire, il
fut découragé par ce Palestinien qui,
étrangement, n’éprouve pas de haine
pour les soldats, comme lui, victimes de
la même guerre, mais qui craint tout de
même pour la sécurité de son hôte étranger,
s’il fallait installer là les superstructures
d’un tournage.
Le cinéaste décide alors de tourner une
fiction où il mettrait en scène l’histoire
de Mohammad : « Nous n’avions pas
l’intention de retranscrire littéralement
la vérité des faits, mais de nous en nourrir.
Ce conflit n’est pas le nôtre, nous
nous devions d’être de discrets observateurs,
pour rendre la vérité à travers
un troisième regard ».
Filmant la quotidienneté d’un huis-clos,
entre enfer sartrien et silence de la mer,
entrant dans les petits événement qui
ponctuent la vie de la famille de Mohammad,
interprété par le célèbre acteur et
réalisateur palestinien Mohammad Bakri
(auteur du documentaire Jénine,
Jénine...), le réalisateur aménage donc
cette « distance » travaillée.
La distance finit même par être transméditerranéenne : on imagine les problèmes
matériels qui se posent pour tourner
en Palestine, la production se tourna
vers la Calabre, cet extrême sud de l’Italie.
« Nous voulions désormais un lieu
neutre, dit le réalisateur mais il ajoute :
« En Calabre, beaucoup de maisons restent
inachevées, comme en Palestine. »
En Calabre, en effet, on construit le rezde-
chaussée des maisons, le toit en terrasse
reste nu, les murs se prolongent
dans les armatures de fer du béton armé
qui poussent vers le ciel, se tordent dans
le décor des collines brûlées par le soleil.
Puis les enfants se marient et on construit
un étage supplémentaire, dont le toit
attendra, hérissé par les fers rouillés, la
prochaine couche ou la prochaine génération.
« Mais à l’intérieur, tout est fini,
tout est parfait. Dans cette région, nous
avons beaucoup de choses en commun
avec les Arabes ». Neutralité très incertaine
donc, car c’est bien là que l’Italie
du mezzogiorno si proche du Maghreb,
occupée en partie par les Arabes pendant
plusieurs siècles, a construit ce rapport
bien particulier avec l’Afrique et la
culture arabe où puise aussi sa renaissance.
Ainsi, passant par la Palestine,
l’emmenant en Italie, l’artiste ne fait que
revenir à ses propres sources, en les partageant.
Le parti pris documentariste (doit-on
tenter de dire réaliste, si on suit la métaphore
des fers à béton) converti par la fiction
a permis à Costanzo de filmer presque
froidement, laissant le spectateur gérer
ses propres émotions, sans les provoquer.
Ainsi, la brutalité du commandant
Ofer, interprété par un acteur israélien,
Lior Miller, la brutalité tout court de
cette colonisation dans la colonisation,
est montrée à l’état brute, glacial, comme
si la caméra devait juste enregistrer le
réel. La colère qui monte chez Jamal, le
fils de Mohammad, est à peine suggérée
par les images qui pourtant nous disent
au même temps qu’il est prêt à « exploser
». Le cheminement logique de cette
violence croissante est transposé au
niveau de l’imaginaire, dans la fiction
même, et non pas à celui de l’énoncé.
Les scènes fonctionnent dans ce cas en
tant que métaphore du réel, là où l’engrenage
de la violence est souvent produit
par la violence même de l’occupation, de
cet état de siège constant vécu par les
Palestiniens depuis un demi siècle.
Cette même violence amène Mohammad
à une résistance qui paraît passive
(« Nous sommes tous des lâches », lui dit
sa fille, Mariam) mais qui parvient à
déstabiliser les soldats et permet à la
famille de rester sur place.
Samia, sa femme (remarquable interprétation
de l’actrice palestinienne Areen
Omari, épouse du cinéaste Rashid Masharawi
dans la vie) ne comprend pas sa
« passivité » vis-à-vis des soldats qui
poussent la famille à partir. Elle veut
partir, en finir avec cette occupation, elle
a peur... Cette même peur que Mohammad
connaît, mais, pour lui, pas question
d’abandonner sa terre, et surtout d’endosser
encore une fois le rôle du réfugié :
« Etre réfugié signifie ne pas exister »
répond-il à sa femme.
La maison de Mohammad devient ainsi,
tout au long du film, une métonymie de
la Palestine, une terre à l’atmosphère
oppressante, où les habitants vivent en
prison, où chaque déplacement doit être
permis par l’occupant. Un endroit où
plusieurs formes de résistance sont possibles,
comme la transgression des règles :
dans le film, Mariam monte, au risque
de sa vie, à l’étage occupé par l’armée
pour épier les soldats, en même temps
c’est ce qui lui permet de découvrir des
bribes d’humanité présents dans l’autre,
l’ennemi...
Cette volonté du cinéaste de se placer
au-dessus des parties, dans un espace de
neutralité par rapport au conflit, pèse
parfois sur le film mais n’arrive pas à
l’étouffer. Si on assume l’idée que dans
tout dispositif filmique il y a toujours
écriture, celle de Costanzo pourrait sembler
d’emblée politiquement correcte ou
objective. En réalité, le film échappe
presque toujours à cette tentative. Il est
vrai que le « manque de tension entre
les deux camps » que le cinéaste explique
plus qu’il ne montre, peut apparaître naïf.
De même, les moments d’humanité des
soldats dans la maison peuvent sembler
forcés. Mais le refus d’utiliser le dispositif
filmique du champ/contre-champ
et, par contre, l’emploi des longs plansséquences
pour faire en sorte que le spectateur
ait le temps de rentrer dans la peau
de l’autre et d’endosser ainsi un autre
point de vue donne au film un sens politique
qui va peut être au delà des intentions
du cinéaste. Ainsi, la résistance
non-violente de Mohammad et le dialogue
qu’il essaie d’instaurer avec les
soldats et avec les membres de sa famille
mène le spectateur dans une autre sphère :
celle de la politique.
Et la tension, qui habite le film du début
à la fin, loin d’être un escamotage cinématographique,
devient sens, miroir de
la réalité d’un pays qui vit, mais sans
doute pas à tous les étages.
Antonia Naïm